XXVIII
L'un des hommes semblait être le chef : un grand type, costaud, bien habillé, avec un badge où il était écrit Sullivan.
— Très bien. Lâchez votre arme et levez les mains en l'air, et il n'y aura pas de blessé, annonça Sullivan. Nous sommes quatre et vous n'êtes que deux, mais j'imagine que vous avez déjà fait le calcul.
Bryson leva son pistolet, sans le diriger vers qui que ce soit. Etaient-ils vraiment ce qu'ils prétendaient être ? C'était, pour Bryson, son seul souci du moment.
— Entendu, répondit Bryson en tentant de garder son calme. Mais avant toute chose, je veux voir vos plaques. Tout de suite.
— La ferme Dugland ! meugla l'un des policiers. La voilà ma plaque de flic ! — il agita le canon de son arme —. Tu arrives à lire ?
Mais Sullivan intervint :
— C'est d'accord. Lorsqu'on vous aura passé les menottes, vous aurez tout le temps du monde de regarder nos plaques...
— Non, répondit Bryson. — Il redressa légèrement son Browning, le dirigeant toujours sur personne — Je me montrerai coopératif dès que que je saurai qui vous êtes. Des équipes de mercenaires et de tueurs rôdent dans les couloirs du Parlement, en violation directe avec une bonne dizaine de lois britanniques. Sitôt que je serais assuré que vous ne faites pas partie du lot, je lâcherai mon arme.
— Descendons ce connard ! grogna l'un des adjoints de Sullivan.
— On ne tire que lorsque j'en donne l'ordre ! répliqua le sergent. — Il se tourna vers Bryson. — Je vais vous montrer ma plaque, mais je vous préviens... Je sais que vous avez tué le ministre des Affaires étrangères et que vous êtes donc assez dingue pour oser tirer sur des policiers. Si vous vous avisez d'approcher votre doigt de la gâchette, ce sera votre dernier geste avant de quitter ce monde, alors ne faites pas le malin, compris ?
— Compris. Sortez votre plaque avec la main gauche, lentement, et montrez-la-moi, paume ouverte.
— Entendu, répondit Sullivan en suivant les instructions de Bryson.
Le portefeuille de cuir s'ouvrit dans sa main gauche.
— Parfait, faites-la glisser vers moi... pas de gestes vifs, en douceur. Ne cherchez pas à me surprendre, sinon je serai obligé de tirer en état de légitime défense.
Sullivan, d'un mouvement de poignet, lança le portefeuille par terre. Il glissa sur le sol et s'arrêta aux pieds de Bryson. Au moment où il se baissa pour ramasser la plaque, Bryson sentit l'un des hommes — celui qui était impatient de tirer — s'approcher par la gauche. Bryson se retourna, son arme pointée vers le visage de l'agent.
— En arrière, espèce d'idiot ! Je suis sérieux. Si j'ai abattu un ministre de sang-froid, comme vous semblez le penser, dites-vous bien que je ne vais pas hésiter à faire un carton sur un flic... votre chef a raison.
L'excité de la gâchette se figea, recula de quelques pas, mais garda son arme braquée sur Bryson.
— Voilà qui est mieux, lâcha Bryson en voyant le policier obtempérer, il s'accroupit lentement pour récupérer le portefeuille, tout en gardant le canon pointé sur les policiers, mettant en joue tour à tour l'un et l'autre. Il ramassa la pochette de cuir et jeta un coup d'oeil sur la plaque argentée, rivetée sur le volet droit, portant le logo de la police de Londres. Sur le volet gauche, sous plastique, se trouvait une carte blanche avec la photo du sergent Robert Sullivan en uniforme, avec son numéro de matricule, son grade et sa signature. Elle paraissait authentique au premier regard, mais les orfèvres de Prométhée pouvaient copier n'importe quel document officiel. Le nom, Sullivan, correspondait à celui inscrit sur le badge, et le numéro de matricule était identique à celui figurant sur l'épaulette du pull bleu marine. Sullivan était présenté comme un membre de la brigade des Opérations spéciales ; cela signifiait que lui, et sans doute ses compères, étaient autorisés à porter des armes. Il était possible que Prométhée ait vérifié tous ces détails, certes. On ne pouvait tirer grand-chose de l'examen de ces papiers d'identité, mis à part le fait qu'ils avaient le mérite d'exister et qu'après une rapide inspection, ils ne paraissaient pas suspects. Une équipe de tueurs, rassemblée ainsi à la va-vite, ne présenterait pas une telle minutie dans le détail... pour l'instant, Bryson ne repérait aucune erreur.
Son intuition lui disait qu'il s'agissait de véritables policiers — concordance des détails, le comportement, et plus significatif encore, le fait qu'ils n'avaient pas tiré. Ils auraient pu très bien les abattre sitôt entrés, mais ils n'en avaient rien fait. C'est surtout ce point qui convainquit Bryson et l'incita à déposer son arme. Il leva les mains en l'air, Elena l’imita.
— Très bien, maintenant tout doux. Dirigez-vous vers ce mur... tous les deux... et posez les mains dessus, bien à plat, ordonna Sullivan.
Bryson et Elena se dirigèrent vers la paroi et firent ce qu'on leur demandait. Bryson surveillait les policiers, dans la crainte du moindre comportement suspect. Ils avaient baissé leurs armes — ce qui était un point positif... Deux policiers s'approchèrent, les menottèrent rapidement, puis entreprirent de les fouiller. Un autre ramassa l'arme de Bryson laissée à terre.
— Je suis le sergent Sullivan. Vous êtes tous les deux en état d'arrestation pour le meurtre du ministre des Affaires étrangères Rupert Vere et de son directeur de cabinet Simon Dawson.
Sullivan passa un appel radio pour donner sa position et appeler du renfort.
— Je comprends que vous deviez suivre la procédure légale, commença Bryson, mais une étude balistique révélera que c'est Dawson qui a tué Rupert Vere.
— Il aurait tué son propre ministre ? Ça ne tient pas debout !
— Dawson était un agent d'une organisation criminelle qui a un intérêt tout particulier à voir ratifié le Traité de surveillance et de sécurité. Il était bien trop précautionneux, c'est certain, pour laisser en évidence la moindre preuve attestant son lien avec ce syndicat du crime, mais il en existe quelque part, c'est obligatoire : des relevés de téléphone trafiqués, des visiteurs admis au Parlement venus incognito s'entretenir avec lui...
Soudain, les grandes portes cintrées s'ouvrirent à la volée ; deux hommes en uniforme, larges comme des armoires à glace et armés de mitraillettes, firent irruption dans la pièce.
— Ministère de la Défense. Forces spéciales ! lança le plus costaud des deux d'une voix de baryton enrouée.
Sullivan se retourna, surpris.
— Nous n'avons pas été prévenus de votre participation à l'opération.
— Ni nous de la vôtre. On va prendre le relais, annonça l'homme — il avait des cheveux gris acier coupés en brosse et des yeux d'un bleu de glace.
— C'est inutile, répondit Sullivan. — Sa voix était calme, mais sa détermination était évidente. — Nous avons la situation en main.
Bryson se tourna vers les policiers, les mains menottées. Les mitraillettes étaient de fabrication tchèque ; ce n'était pas le genre d'arme que fournissait le ministère de la Défense à ses hommes.
— Non, s'écria-t-il. C'est un piège ! Ils ne sont pas ce qu'ils prétendent être !
Troublé, Sullivan regarda tour à tour Bryson et le grand type à la mitraillette.
— Vous dites faire partie du ministère de la Défense ?
— Affirmatif, répliqua l'homme avec brusquerie. Nous sommes chargés de récupérer le prisonnier.
— A terre ! cria Bryson. Ce sont des tueurs !
Elena plongea au sol, Bryson l'imita ; une rangée de chaises les séparaient des intrus — frêle barrière.
Mais il était trop tard. Avant même qu'il eût achevé sa phrase, les tirs de mitraillettes résonnèrent dans la pièce. Les rafales fauchèrent les quatre policiers, truffant leurs corps de plomb. Les balles perdues ricochèrent sur le sol, transpercèrent les lambris d'acajou. Pris de court, leurs pistolets rangés dans leur étui, les policiers étaient des cibles faciles. Deux d'entre eux parvinrent à sortir leurs armes, mais quelques instants trop tard... Ils titubaient sur place, le corps désarticulé comme des pantins, dansant un menuet pathétique pour éviter, en vain, les balles, avant de s'écrouler au sol, sanglants et lardés de métal.
— Mon Dieu ! Mon Dieu ! cria Elena.
Horrifié, Bryson assista au carnage, impuissant.
L'odeur âcre de la poudre et du sang emplissait la pièce. Le tueur de Prométhée à la coupe en brosse consulta sa montre.
Bryson comprit la situation. Les Prométhéens ne pouvaient prendre le risque de laisser Bryson et Elena être arrêtés : Que savaient-ils au juste ? Que pouvaient-ils raconter ? Comment évaluer les risques pour l'organisation ? Les mercenaires devaient donc les interroger eux-mêmes et les exécuter ensuite. Voilà pourquoi Bryson et Elena étaient encore en vie. C'était la seule explication.
Le grand type aux cheveux gris parla de sa voix de basse. Son accent qui semblait, à la première écoute, britannique, était plutôt hollandais, se rendit compte Bryson.
— Nous allons passer quelques heures ensemble, annonça-t-il. On va bien s'amuser. La chimie a fait pas mal de progrès pour délier les langues ces dernières années.
Bryson, toujours à terre, tentait discrètement de se défaire de ses menottes, mais sans clé, ses efforts étaient pure perte. Il jeta un regard circulaire autour de lui ; les policiers gisaient au sol, leurs corps parsemés de balles, à deux mètres de lui. Impossible d'espérer récupérer une clé sur leur dépouille sans se faire remarquer ; ils étaient pris au piège ; et s'ils restaient dans cette souricière, c'étaient les drogues qui les attendaient, administrées avec compétence, sous des doses qui feraient exploser leurs synapses... leurs cerveaux n'y résisteraient pas. Les séquelles seraient irréversibles...
Non, rectifia-t-il en pensée. Après les drogues, c'est la mort qui nous attend.
*
Robby Sullivan avait senti un choc violent dans sa cage thoracique, comme s'il avait reçu un coup de sabot d'un cheval furieux ; l'instant suivant, il était par terre, le devant de sa chemise imbibé de sang. Il n’arrivait plus à respirer. Une balle avait dû perforer un poumon, parce qu’il avait l'impression de se noyer lentement... Son souffle était faible, laborieux. Pendant tout ce temps, son esprit était en effervescence, tentant d'analyser la situation. Qu'est-ce qui se passait ? Le couple qui s’était rendu semblait indemne, mais ses fidèles collègues, de braves types avec femmes et enfants, avaient été sauvagement abattus. Ils avaient tous été préparés à une telle éventualité, mais dans les faits, leur travail au palais de Westminster était des plus paisibles. Ce qui était arrivé à ces hommes était cauchemardesque, inconcevable ! Et moi aussi, je n'en ai plus pour longtemps. Mais Robby Sullivan voulait comprendre ce qui lui était arrivé, avant de quitter ce monde : ces deux soldats étaient-ils venus délivrer les assassins ? Mais alors pourquoi l'homme menotte avait-il tenté de les prévenir du danger ? Le sergent contempla le plafond, sa vue vacillante, passant alternativement du net au flou ; il se sentait faiblir d'instant en instant. Combien de temps lui restait-il avant de s'évanouir ?
Il n'avait pu sortir son arme à temps, mais qui aurait pensé que des soldats du ministère de la Défense allaient leur tirer dessus ? Ces types n'étaient pas envoyés par la Défense, bien sûr. Les uniformes... ils ne provenaient pas de l'armée... ils avaient quelque chose de bizarre... L'homme aux menottes avait raison... Il disait peut-être vrai alors... lorsqu'il clamait son innocence ? Tout devenait trop compliqué, mais une chose était claire : l'homme s'était rendu sans heurts, ses protestations étaient plausibles ; et les intrus avec leurs mitraillettes étaient sans conteste des tueurs de sang-froid... Sullivan savait sa fin toute proche... quelques minutes encore et il ferait le grand saut ; alors il pria le Tout-Puissant pour qu'il lui donne une chance de réparer son erreur ; lentement, perdu dans un brouillard, il chercha à tâtons son arme...
*
— Vous êtes recherché sur toute la planète, j'imagine que vous le savez, annonça le Hollandais, avec détachement.
Elena pleurait, ses mains menottées plaquées sur son visage.
— Non, je vous en prie... non.
Bryson vit que le deuxième homme, un type au visage écrasé de boxeur, avait changé de position ; il s'était rapproché, sa mitraillette dans une main, une seringue hypodermique dans l'autre.
— L'assassinat d'un membre du gouvernement britannique est un crime très grave. Mais nous voulons simplement bavarder un peu avec vous... savoir pourquoi vous vous acharnez à vous mêler de ce qui ne vous regarde pas, à nous causer tous ces problèmes.
Bryson, avec son ouïe fine, perçut un frottement étouffé à deux mètres de là. Il jeta un coup d'œil furtif en direction de la source du bruit et vit que le sergent Sullivan bougeait sa main, tentant d'attraper son arme.
Bryson reporta son regard sur le tueur aux cheveux gris, et le toisa d'un air de défi. Détourne son attention. Il ne faut pas qu'il voie ce que j'ai vu.
— Le Directorat n'existe plus, je suis sûr que vous le savez, poursuivit l'homme aux cheveux gris. Vous n'avez plus de soutien, plus de logistique... plus de ressources. Vous êtes seuls, et vous vous battez contre des titans.
— Occupe-le ! Ne le laisse pas regarder sur le côté !
— Nous sommes loin d'être seuls, répondit Bryson avec hargne, ses yeux étincelants de colère. Bien avant que vous ayez détruit le Directorat, nous avons fait passer le mot. Vous et vos amis conspirateurs sont déjà repérés ; quoi que vous puissiez tenter, vous êtes d'ores et déjà finis.
Le doigt du sergent glissait le long du canon ; encore quelques centimètres et il atteindrait la gâchette !
L'homme à la coupe en brosse continua, ignorant la remarque de Bryson.
— Il est inutile de faire couler encore du sang, expliqua-t-il, feignant d'être un homme de raison. Nous voulons simplement avoir une conversation franche avec vous, honnête et franche. C'est tout.
Bryson n'osa pas regarder de nouveau vers Sullivan, mais il entendit un petit cliquetis : du métal frottant sur le sol. Attire son attention ailleurs ! Parle ! Parle ! Raconte n'importe quoi ! Il ne faut pas qu'il remarque ce qui se passe ! Bryson éleva soudain la voix :
— Est-ce que tout cela valait ce carnage ? Cette barbarie ? Ces bombes ? Fallait-il vraiment faire sauter cet avion en plein vol, avec ces centaines d'innocents à bord, hommes, femmes et enfants ?
— Nous considérons qu'il vaut mieux sacrifier quelques victimes sur l'autel du plus grand nombre. La vie de quelques centaines n'est rien comparée à celle de millions, que dis-je de milliards. La protection de générations de... — La voix du tueur de Prométhée s'éteignit et son visage se renfrogna d'un air chargé de soupçon. Il inclina la tête de côté, tendit l'oreille. — Tomas ! appela-t-il soudain.
Les deux coups de feu furent assourdissants, une double détonation, l'une juste après l'autre. Le policier avait réussi ! Il avait levé son arme et, rassemblant ses dernières forces, mentales et physiques, pour chasser la léthargie qui le gagnait, il avait pressé la gâchette, à deux reprises — deux tirs parfaits. Une gerbe rouge jaillit du crâne du tueur au moment où la balle de gros calibre traversait l'os pariétal pour ressortir par la nuque, le figeant dans son mouvement de rotation, avec sur son visage une expression mêlée de fureur et de surprise. Son acolyte tituba un moment sur place avant de s'écrouler sur ses genoux — la balle lui avait transpercé la gorge, ayant sectionné à l'évidence la moelle épinière et une artère carotide.
Elena avait roulé sur le côté, effrayée par les déflagrations, ne sachant d’où venaient les tirs. Lorsque le silence revint dans la pièce, elle attendit quelques secondes puis releva la tête ; cette fois elle ne poussa pas un cri — le choc l'avait rendue muette, l'esprit tétanisé par tant de violence. Les yeux écarquillés, luisants de larmes, elle murmura une prière, les mains jointes.
Le sergent Sullivan avait à présent un souffle rauque, un souffle de mort. Il était gravement blessé au torse, une plaie béante. Après un rapide examen, Bryson sut que le policier n'avait que quelques instants à vivre.
— Je ne sais pas... qui vous êtes, articula le policier. Mais vous n'êtes pas ce qu'on croyait...
— Nous ne sommes pas des tueurs ! lança Elena. Vous le savez. Je sais que vous le savez ! — D'une voix tremblante, elle ajouta — : Vous nous avez sauvé la vie.
Bryson entendit un bruit métallique résonner au sol. Sullivan venait de lui lancer son trousseau de clés.
Vite. Combien de temps avant que d'autres n'arrivent, attirés par les coups de feu ! Deux minutes ? Une ? Quelques secondes ?
Bryson tendit les bras, ramassa le trousseau et repéra rapidement la clé des menottes. Avec quelques contorsions, Bryson parvint à insérer la petite clé dans les menottes d'Elena. Quelques instants plus tard, Elena était libre. Elle prit la clé et délivra rapidement Bryson. L'une des radios des policiers crachotait...
— Nom de Dieu, qu'est-ce qui se passe ? demandait une voix grésillante.
— Filez ! souffla le sergent d'une voix presque inaudible.
Bryson courut vers la fenêtre.
— On ne peut l'abandonner ici, protesta-t-elle... pas après ce qu'il a fait pour nous.
— Il ne répond pas à sa radio, répliqua Bryson en décrochant le grand store et le jetant au sol. — Il tira aussitôt sur la targette qui maintenait fermé le vantail. — Ils ne vont pas tarder à le localiser ; ils pourront lui venir en aide. — Mais il n'y a plus rien à faire pour ce malheureux, songea-t-il. — Viens vite !
Elena se précipita vers la fenêtre et s'arc-bouta sur une autre targette qui céda enfin. Bryson se retourna et contempla Sullivan qui gisait au sol, à présent silencieux et inerte. Ce policier s'est révélé un héros. Les hommes comme lui se comptent sur les doigts de la main. Bryson tira sur le vantail de toutes ses forces. La fenêtre semblait n'avoir pas été ouverte depuis des lustres. Mais au deuxième essai, le battant céda et une bouffée d'air froid pénétra dans la salle de réunion.
La façade Est du palais de Westminster donnait directement sur la Tamise, longeant la berge du fleuve sur près de trois cents mètres. Une grande terrasse s'étendait au pied du bâtiment, sur presque toute sa longueur, parsemée de chaises et de tables où les membres du Parlement venaient se détendre et prendre le thé ; mais de part et d'autre de la terrasse, deux avancées du palais tombaient quasiment à pic dans le fleuve, séparées de l'eau par une toute petite digue et une clôture. Bryson et Elena se trouvaient justement dans l'une de ces ailes ; la Tamise était juste sous eux, presque à l'aplomb de leur fenêtre.
Elena se retourna vers Bryson, d'un air effrayé ; mais au grand étonnement de celui-ci, elle annonça :
— J'y vais la première. Quand j'étais jeune, je sautais bien du plus haut plongeoir de la piscine de Bucarest... Cela ne doit pas être si terrible.
Bryson esquissa un sourire.
— Protège ta tête et ton cou. L'idéal c'est de faire la bombe, enfouis ta tête dans tes bras. Et saute le plus loin possible pour être sûre de toucher l'eau.
Elle hocha la tête, en se mordillant la lèvre inférieure.
— Je le vois... le bateau, dit-il.
Elle tourna la tête et acquiesça de nouveau.
— Voilà au moins une chose où j'aurais été utile, répliqua-t-elle avec un pâle sourire. La compagnie des croisières sur la Tamise était ravie de louer un hors-bord pour mon patron, un riche député excentrique qui voulait épater sa dernière maîtresse en date, en l'emmenant directement du Parlement jusqu'au Millennium Dome en un temps record. Cela c'était la partie la plus facile. Mais leurs bateaux sont amarrés au quai de Westminster ; pour les convaincre d'en laisser un juste devant le palais, il a fallu que je graisse la patte à un tas de gens. Je te dis ça au cas où tu te demanderais où est passé l'argent.
Bryson était admiratif.
— Tu as été géniale.
Le bateau dansait sur l'eau à une dizaine de mètres sur la gauche, amarré à la clôture métallique devant la terrasse. Elena grimpa sur le rebord de la fenêtre. Bryson observa les alentours, pas de tireurs d'élite embusqués sur cette partie du toit, pas de patrouille sur la terrasse — rien de bien étonnant... il était peu probable que l'on tente de s'échapper par ce chemin. Les hommes avaient été postés en des points stratégiques mûrement réfléchis, là où ils avaient le plus de chances de trouver leurs cibles.
Elena s'avança jusqu'au bord de l'appui de la fenêtre, et prit une profonde inspiration. Elle serra fort l'épaule de Bryson, puis sauta dans le vide. Dans sa chute, elle se replia en boule et heurta l'eau, quinze mètres Plus bas, en soulevant une grande gerbe d'écume. Bryson attendit de la voir remonter à la surface, saine et sauve, avant de s'élancer à son tour.
L’eau était glacée et boueuse, le courant puissant ; en retrouvant l'air libre, il vit qu'Elena, en bonne nageuse, avait déjà presque rejoint le bateau. Il n'était pas monté à bord qu'Elena démarrait déjà le moteur. Il la rejoignit en hâte au poste de conduite ; quelques instants plus tard, ils fendaient l'eau, s'éloignant du palais de Westminster et de ses équipes de tueurs.
*
Quelques heures plus tard, ils étaient de retour à leur chambre d'hôtel sur Russell Square. Bryson avait fait quelques courses, suivant une liste très précise qu'avait dressée Elena, et était revenu avec le matériel qu'elle avait demandé : l'ordinateur portable le plus puissant du marché, équipé d'un port infrarouge, d'un modem à haut débit, et un assortiment de câbles informatiques.
Elle releva les yeux de l'ordinateur qui était connecté, par l'intermédiaire de la prise téléphone, à Internet.
— J'aimerais bien boire quelque chose, chéri.
Bryson lui servit un whisky, sec, qu'il trouva dans le mini-bar et s'en prit un pour lui.
— Tu as téléchargé quelque chose ? demanda-t-il.
Elle opina du chef et but une belle rasade d'alcool.
— Un logiciel de recherche de mots de passe. Dawson a pris ses précautions : son agenda est protégé par un code. Tant que je n'ai pas trouvé le mot de passe, ce truc ne nous sert à rien. Mais une fois qu'on l'aura, je suis prête à parier qu'on pourra aller se servir dans ses fichiers comme dans un libre-service.
Bryson ramassa le portefeuille de Dawson.
— Et là-dedans, rien d'intéressant ?
— Juste des cartes de crédit, un peu d'argent, des papiers sans intérêt... j'ai vérifié. — Elle reporta son attention sur son écran. — On l'a peut-être... — Elle entra un mot de passe dans le Palm Pilot de Dawson. Quelques instants plus tard, son visage s'éclaira — : On y est !
Bryson leva son verre.
— Tu es une femme remarquable.
Elle secoua la tête.
— Je suis une femme qui aime son travail. C'est toi, Nicholas, la personne remarquable. Je n'ai jamais connu d'homme comme toi.
— C'est que tu n'as pas dû en rencontrer beaucoup.
— J'ai eu mon quota, répondit-elle avec un sourire. Peut-être même plus. Mais personne comme toi, personne d'aussi courageux et aussi... entêté. Tu ne t'es jamais avoué vaincu avec moi.
— Ce n'est pas tout à fait vrai. Pendant un temps, au plus profond de ma dépression, quand j'abusais un peu trop de cette chose — il montra son verre et trinqua avec Elena — peut-être que j'ai baissé les bras. J'étais tellement en colère... blessé, totalement perdu. Mais je ne parvenais pas à croire que... à comprendre...
— Comprendre quoi ?
— Les raisons pour lesquelles tu m'avais quitté. Il fallait que je sache. Je n'aurais jamais eu de paix... je devais connaître la vérité, même si cela pouvait me briser le cœur.
— Tu n'as jamais posé la question à Waller ?
— J'ai préféré m'abstenir... S'il pouvait — ou voulait — me dire quoi que ce soit à ton sujet, il l'aurait fait.
Elle eut un regard vague, l'air troublé, puis elle se mit à pianoter sur l'écran de l'assistant personnel avec le petit stylet noir ad hoc.
— Je me suis, moi aussi, posé mille questions... commença-t-elle avant de s'interrompre. Oh ! Mon Dieu...
— Quoi ?
— Il y a une note dans son fichier de rendez-vous : « Tel H. Dunne ». Bryson se redressa soudain.
— Harry Dunne. Nom de Dieu. Il y a un numéro de téléphone ?
— Non. Juste « Tel H. Dunne ».
— C'était prévu pour quand ?
— Cela date de trois jours !
— Quoi ? Seigneur, bien sûr... il est toujours là, toujours joignable pour ceux à qui il veut parler. Est-ce que ce truc a un fichier d'adresses, un annuaire personnel ?
— Il a toutes les options ; il y a une quantité impressionnante de données. — Elle tapota de nouveau une portion de l'écran avec le stylet — Merde !
— Quoi encore ?
— C'est crypté. L'annuaire et le carnet d'adresses, ainsi qu'un autre fichier appelé : « Tranferts ».
— Merde !
— Bah ! On a, finalement, une certaine chance dans notre malheur.
— Ah bon ?
— On ne code que les informations importantes ; nous savons donc qu'il y a là des choses intéressantes. C'est toujours dans la pièce fermée à clé que se trouve le trésor.
— C'est une façon de voir les choses.
— Le problème, dans notre cas, ce sont nos moyens limités. Mon portable est un modèle dernier cri, mais il n'a pas le millième de la puissance de calcul des super-ordinateurs que nous avions en Dordogne. L'algorithme de codage du Palm de Dawson est un DES [4] à clé de 56 bits... Il n'utilise pas de clé à 128 bits, Dieu merci, mais cela reste du solide.
— Tu peux le casser ?
— Avec du temps...
— Du temps ? Tu chiffres cela en quoi... en heures ?
— En jours, voire en semaines avec cet ordinateur, et seulement parce que je connais ces systèmes de cryptage par cœur.
— Mais nous n'avons pas des jours devant nous !
Elle resta silencieuse un long moment.
— Je sais, répondit-elle enfin. Je peux peut-être improviser quelque chose... partager le travail sur différents sites de piratage sur Internet, leur demander d'éplucher des milliards de combinaisons chacun de leur côté. Et voir si cette tactique donne quelque chose. C'est appliquer grandeur nature le vieux dicton qui dit qu'avec un nombre infini de singes devant des machines à écrire, on obtient du Shakespeare.
— Cela semble tiré par les cheveux.
— Pour être honnête, je ne me fais guère d'illusions.
Trois heures plus tard, lorsque Bryson revint dans la chambre avec un repas indien à emporter, il trouva une Elena lasse et maussade.
— La pêche n'a pas été miraculeuse ?
Elle secoua la tête, une cigarette au coin de la bouche. Il ne l'avait pas vue fumer depuis leur fuite de Roumanie. Elle éjecta du lecteur l'une des disquettes qu'elle avait récupérées au centre de Dordogne, contenant les informations décodées de Prométhée ; elle écrasa sa cigarette et se dirigea vers la salle de bains. Elle revint dans la chambre, une serviette humide plaquée sur son front.
— J'ai mal à la tête, déclara-t-elle en se laissant tomber dans un fauteuil. D'avoir trop pensé.
— Fais une pause.
Bryson posa les sacs de nourriture, fit le tour du fauteuil et se mit à lui masser la nuque.
— Oh ! que c'est bon... murmura-t-elle — après un silence, elle ajouta : — il faut contacter Waller.
— Je peux essayer l'un des circuits relais d'urgence, mais j'ignore jusqu'à quel point le Directorat a été infiltré. Je ne sais même pas si l'appel arrivera jusqu'à lui.
— Cela vaut le coup d'essayer.
— Certes, mais à condition que cela ne compromette pas notre propre sécurité. Waller comprendrait ça ; il approuverait même entièrement.
— Oui... notre sécurité, marmonna-t-elle.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— C'est le mot « sécurité » ; cela me fait penser aux mots de passe, aux algorithmes de cryptage.
— C'est normal.
— Et cela me fait penser aussi à Dawson. Un homme aussi affairé et précautionneux garde forcément une trace de tous ses mots de passe. Parce qu'un type comme lui n'utilise pas qu'un seul mot de passe... ce serait trop dangereux...
— Et sous quelle forme garderait-il une trace, selon toi ?
— Il doit y avoir une liste quelque part.
— Avec l'expérience, je me suis rendu compte que le maillon le plus faible dans le système informatique d'une société, c'est toujours la secrétaire qui garde le mot de passe scotché dans le tiroir de son bureau parce qu'elle n'arrive jamais à le mémoriser.
— Je crains que Dawson n'ait été plus futé que ça. Mais la clé de sécurité est une longue série de chiffres — réellement impossible à mémoriser. Il doit donc l'avoir écrit quelque part... tu peux me repasser son PalmPilot ?
Bryson alla chercher l'assistant électronique et le lui donna. Elle l'alluma et tapota sur l'écran avec le stylet. Pour la première fois depuis des heures, un sourire éclaira le visage d'Elena.
— Il y a une liste là... Avec un nom bizarre : « Tesserae ».
— Si je me souviens de mon latin, c'est le pluriel de tessera, ce qui signifie en gros « mot de passe ». La liste est en clair ?
— Non. Cryptée, mais c'est un cryptage élémentaire... un logiciel grand public, appelé SIC — sécurisation des informations confidentielles. Un simple système de protection de mots de passe. C'est du gâteau que de le casser. C'est comme si pour protéger ta maison, tu fermais la porte d'entrée à clé mais que tu laissais la porte du garage ouverte. Je peux me servir du même logiciel de recherche de mots de passe que j'ai téléchargé tout à l'heure. Ce sera un jeu d'enfant.
Son énergie et son enthousiasme naturels avaient repris le dessus ; Elena retourna aussitôt derrière son ordinateur. Dix minutes plus tard, elle annonçait sa victoire. Elle avait enfin accès à toutes les informations que Dawson s'était donné tant de mal à protéger.
— Seigneur, Nick. Dans le fichier nommé « Transferts » il y a tous les virements envoyés à une série de comptes en banque de Londres. Les montants oscillent entre cinquante mille et cent mille livres ; parfois même c'est le triple de ça !
— Qui sont les destinataires ?
— Si tu voyais les noms ! C'est le gratin du Parlement — des membres de la Chambre des communes, tous bords confondus : travaillistes, démocrates libéraux, conservateurs et même des unionistes de l'Ulster. Il a consigné les noms, les dates des reçus, les montants, et même parfois le lieu de rendez-vous avec ces personnes. Un fichier complet !
Le pouls de Bryson s'accéléra.
— Corruption et chantage. Les deux leviers de l'influence politique. Une vieille technique soviétique pour coincer les Occidentaux... ils vous payent une coquette somme pour vos services comme consultant, un travail parfaitement légal de prime abord, et vous voilà à leur merci... Ils vous tiennent parce qu'ils ont les preuves que de l'argent soviétique a été versé sur votre compte en banque personnel. Dawson a donc, non seulement, fait chanter des membres du Parlement, mais il a gardé toutes les preuves, au cas où l'un d'entre eux aurait voulu le lâcher. Voilà comment Simon Dawson exerçait son pouvoir... Voilà comment il est devenu celui qui tirait les ficelles en coulisses, derrière Rupert Vere, son Patron, au ministère des Affaires étrangères. Il était sans doute également derrière Lord Parmore, ainsi que derrière une bonne dizaine d’autres personnages influents du Parlement. Simon Dawson était le trésorier de l'ombre. Si tu veux influencer un débat politique aussi important et crucial que celui portant sur le traité de surveillance, l’argent graisse bien des engrenages récalcitrants. Rémunérations et pots-de-vin, pour ceux dont le vote est à vendre.
— Apparemment, la majeure partie des membres influents du Parlement était à vendre.
— Je veux croire que pour certains les pressions ne se sont pas limitées à une question pécuniaire. Si nous avions épluché la presse britannique l'année dernière, je suis persuadé que nous aurions trouvé une situation semblable à celle du Congrès américain : fuite d'informations compromettantes, divulgation de secrets intimes, toute la panoplie des faiblesses humaines. Je parie que les adversaires les plus farouches du traité ont été contraints de partir, tout comme le sénateur Cassidy a été éjecté de son siège aux États-Unis. Les autres ont été mis en garde, achetés, en échange d'une jolie carotte, à savoir une généreuse participation financière pour leur prochaine campagne.
— Avec de l'argent blanchi, précisa Elena. Intraçabilité totale.
— Il n'y a réellement aucun moyen de découvrir l'origine de ces fonds ? Elle glissa dans l'ordinateur l'une des disquettes du centre de Dordogne.
— Le dossier de Dawson est si complet qu'il y figure même le code des banques ayant versé l'argent. Il n'y a pas les noms des banques, juste les codes.
— Tu veux les comparer avec les données de Chris Edgecomb que tu as téléchargées ?
Le visage d'Elena s'assombrit en entendant ce nom qui lui rappelait cette nuit de cauchemar. Elle resta silencieuse, mais scruta les colonnes de chiffres qui s'affichaient sur son écran.
— Il y en a un qui correspond.
— Laisse-moi deviner... le code de la Meredith Waterman ?
— Exact. La, banque qui possède en secret la First Washington Mutual Bancorp. La société où Richard Lanchester a fait fortune...
Bryson prit une courte inspiration.
— Un vieil et respectable établissement financier joue les convoyeurs de fonds pour acheter des parlementaires à Washington et à Londres.
— Et peut-être d'autres représentants de pays influents de la planète… Paris, Moscou, Berlin...
— C'est certain. La Meredith Waterman, de facto, possède le Congrès et le Parlement britannique.
— Tu as dit que Lanchester a fait fortune dans cette société.
— Exact, mais il paraît qu'il a tout laissé tomber pour mener une carrière politique à Washington. Qu'il a coupé tous les ponts, financiers et humains.
— On m'a appris, enfant, à ne jamais croire ce que je lisais dans les journaux de Bucarest. Il faut toujours se méfier des versions officielles...
— Une leçon salutaire, il faut bien l'avouer. Tu penses que Lanchester a toujours de l'influence à la Meredith Waterman, que c'est ainsi qu'il a pu se servir de son ancienne banque pour convoyer les fonds nécessaires à ses pots-de-vin ?
— La Meredith Waterman est une banque privée, un partenariat d'après mes informations. Elle appartient à un groupe d'une dizaine d'associés. Lanchester pourrait faire encore partie du lot...
— Non. Impossible. Une fois qu'il a commencé à travailler avec le gouvernement, il devait abandonner tout ça, démissionner du conseil d'administration et laisser son argent là-bas. Quand on travaille à la Maison-Blanche, on est tenu de révéler tous ses biens personnels.
— Non, Nick. Il doit le faire auprès du FBI, pas au niveau public. Il n'est jamais passé devant une commission du Sénat pour confirmer ce fait. Réfléchis à ce que cela signifie. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il a refusé la proposition du président qui lui offrait le siège de secrétaire d'État ! Ce n'est peut-être pas du tout par modestie, mais par souci de discrétion, pour éviter d'attirer trop les regards sur lui. Il a peut-être des choses à cacher, quelques vieux squelettes dans son placard.
— C'est vrai qu'un simple membre du Conseil national de sécurité n'est pas examiné au microscope comme le secrétaire d'État, reconnut Bryson. Mais les hauts fonctionnaires de la Maison-Blanche sont tout de même surveillés de près, quel que soit leur rang... leurs faits et gestes sont scrutés à la loupe... on craint toujours des dérapages, des enrichissements personnels avec les deniers de l'État.
Elena s'impatientait ; elle était une mathématicienne pétrie d'abstractions... elle avançait une théorie que Bryson s'évertuait à démonter pour des détails.
— Il faut considérer le problème du point de vue de Lanchester. Durant ces derniers mois, j'ai suivi de près ce qui s'est passé avec le Traité international de surveillance et de sécurité. Dans notre secteur, nous sommes intéressés au premier chef, n'est-ce pas ?
Il hocha la tête.
— Une fois que ce traité sera ratifié, poursuivit-elle, il va falloir créer une organisation au-dessus des nations pour assurer son application, un organe de pouvoir à la compétence planétaire, avec des moyens quasi illimités. Et qui, selon toi, va diriger cette super-CIA ? Ces dernières semaines, si tu avais épluché les journaux, tu aurais trouvé quelques noms de prétendants au trône — discrètement cités dans l'article, toujours au conditionnel avec un grand « C ». Le terme générique pour l'heureux gagnant est « le Tsar », un nom qui me fiche toujours la chair de poule. Tu sais comment nous autres Roumains avons souffert des tsars russes.
— Et le tsar en question serait Lanchester ?
— Son nom a été avancé... ça s'appelle « préparer le terrain ».
— Mais ça ne tient pas debout — tout le monde sait qu'il est contre le traité ! Il est même, à la Maison-Blanche, parmi ses plus farouches adversaires, arguant qu'une telle super-agence de services secrets pourrait trop facilement dévier de sa fonction première et porter atteinte aux libertés fondamentales de l'individu...
— Et comment savons-nous qu'il est opposé au traité ? Des fuites, n'est-ce pas ? C'est bien comme cela que cela fonctionne ? Mais les fuites qui arrivent à la presse ne sont jamais le fruit du hasard... certaines personnes ont intérêt à ce que les médias apprennent des choses, le plus souvent pour influencer l'opinion publique. Richard Lanchester tient peut-être à dissimuler ses ambitions, parce que, justement, il brigue le poste ! Cela lui permettrait de l'accepter en feignant d'y aller à reculons !
— Seigneur. Il est peut-être bien possible qu'il ait créé une diversion pour je ne sais quelle raison.
— La « raison » en question, c'est que dans le même temps, il est derrière la conspiration Prométhée ; il est donc crucial pour lui de cacher ses réelles intentions. C'est comme ce jeu avec les gobelets et le petit caillou. Tu remues les gobelets et les gens doivent deviner sous lequel se trouve le caillou. C'est bel et bien une diversion, comme tu l'as dit, un leurre. On suit tous de près la bataille politico-juridique autour du traité et pendant ce temps, la vraie guerre fait rage. Une guerre où le vainqueur remportera un trésor et un pouvoir pharaoniques ! Une bataille menée par des mandarins du monde privé qui vont devenir dix fois plus riches et plus influents.
Bryson secoua la tête. Son raisonnement se tenait. Mais qu'un membre du Conseil national de sécurité, un haut fonctionnaire de la Maison-Blanche, aussi offert à la scrutation qu'un poisson rouge dans son bocal, puisse ourdir une telle conspiration paraissait peu probable. Les risques étaient trop grands, les conséquences trop graves. Cela ne tenait pas debout. Et la question du mobile restait toujours en suspens. L'appât du gain et du pouvoir était certes aussi vieux que la civilisation, plus ancien encore. Mais toute cette énergie... tous ces moyens pour que Lanchester soit nommé à un autre poste de bureaucrate ? C'était grotesque. Inconcevable.
Dans le même temps, toutefois, il était persuadé que Richard Lanchester était la clé pour atteindre Prométhée, le chaînon vital qui reliait l'organisation occulte au reste du monde.
— Il faut y entrer, murmura-t-il d'une voix pressante.
— Où ça. Dans la Meredith Waterman ?
Bryson acquiesça en silence, perdu dans ses pensées.
— Tu veux dire physiquement ? Aller à New York ?
— Oui.
— Mais pour y faire quoi ?
— Pour découvrir la vérité. Trouver le lien exact entre Lanchester, la Meredith Waterman et la conspiration Prométhée.
— Mais si tu dis vrai... si la Meredith Waterman est réellement un nœud du réseau, le lieu où transite tout cet argent... l'endroit va être plus protégé qu'une place forte. Il va y avoir des gardes, toutes les armoires seront fermées à double tour, tous les ordinateurs protégés, les fichiers cryptés...
— C'est justement pour cela que je veux me rendre sur place.
— Nicholas, c'est de la folie !
Il mordilla sa lèvre inférieure.
— Il faut examiner le problème sous tous les angles. Pour reprendre ta petite métaphore, si la porte est fermée, passons par la fenêtre.
— Et où est-elle, cette fenêtre ?
— Si nous voulons découvrir comment une vieille banque respectable s'est reconvertie dans le blanchiment d'argent, nous allons devoir creuser là où on ne nous attend pas. Comme tu l'as dit, l'endroit va être une véritable forteresse. Tous les dossiers actuels seront scellés, enterrés, hors d'atteinte. Il nous faut donc attaquer par l'arrière, le passé, ausculter l'ancienne Meredith Waterman, la prestigieuse banque de l'âge d'or. Il faut connaître l'« avant » pour approcher le « présent ».
— Je ne te suis pas.
— La Meredith Waterman était une institution vénérable de Wall Street, un groupe de vieux aristocrates séniles, prenant toutes les décisions, attablés autour d'une table en forme de cercueil, sous les portraits augustes des ancêtres. La question est donc de savoir quand — et surtout comment — ils ont commencé à convoyer des pots-de-vin.
Elena haussa les épaules.
— Mais où espères-tu trouver ça ?
— Dans les archives. Toutes les banques, par amour du passé, conservent leurs vieux dossiers ; le moindre document, le moindre bout de papier est sauvé de l'oubli, classé, étiqueté pour la postérité. Il y a un véritable culte du passé chez ces vieux débris, une adoration sans doute amplifiée par leur propre sentiment d'immortalité. Les nouveaux propriétaires ne se sont sans doute pas débarrassés des vieilles archives, les jugeant anodines et sans intérêt puisqu'elles dataient d'une époque antérieure à la mise en place de leurs transactions secrètes. La voilà notre fenêtre, l'endroit vulnérable de la cuirasse, là où la sécurité sera minimale ! Tu peux nous réserver deux billets d'avion ?
— Bien sûr. Destination New York, alors ?
— Tout juste.
— Pour demain ?
— Non, pour aujourd'hui. Si tu peux trouver deux places ce soir, prends-les. Peu importe la compagnie, peu importe que les places soient séparées ou non. Nous devons nous rendre à New York le plus vite possible.
Au siège social d'une vieille et vénérable banque de Wall Street, songea-t-il. Une banque autrefois respectable qui est devenue le poumon d’acier de la conspiration Prométhée.